Si, à l’évidence, Majida Khattari s’intéresse au voile, c’est pour des raisons liées à sa culture marocaine, mais peut-être surtout pour des raisons qui relèvent de l’art et de la politique. Car, au-delà de la question identitaire, le voile s’inscrit dans une problématique qui fait aujourd’hui débat, surtout en France.
Majida a fait ses études en France et dès son arrivée, elle s’est trouvé impliquée, malgré elle, en vertu des circonstances, dans un réseau de polémiques et de controverses qu’elle a trouvé symptomatiques de la méconnaissance occidentale de la culture orientale voire méditerranéenne, mais aussi des cécités et des amnésies orientales quant à cette question (l’artiste aime à rappeler le discours de Nasser en 1953, alors qu’il était à la tête de l’Egypte, riant et se moquant des Frères musulmans qui lui demandaient d’imposer le foulard aux femmes).
Majida Khattari est une artiste à la fois transatlantique et trans-méditerranéenne. Elle vit et travaille à la fois au Maroc et en France, ce qui lui permet de mettre en perspective ces deux espaces que l’histoire unit mais qui possèdent entre eux beaucoup de non-dits. Le Maroc est la pointe occidentale du monde arabo-musulman ; la France la pointe occidentale du continent européen. Majida fait de cette situation le miel de son art.
Ses performances mettent en lumière les hypocrisies réciproques : le puritanisme forcené d’un côté, l’ostentation mercantile de l’autre. Ses photographies mixent parfaitement cette double influence. Majida a toujours regardé avec une attention soutenue les sources orientalistes de la peinture française (principalement Ingres et Delacroix). Son œuvre est hanté par la question de la peinture et ses photographies jouent avec ses sujets de prédilection (la femme, le vêtement, l’architecture) et avec les manières de faire qui relèvent de l’art pictural (la superposition, le clair-obscur). Ses dernières séries photographiques font entrer en émulsion le corps de la femme, le drapé et le décor en céramique du Mausolée du fondateur de Kairouan. Impossible de savoir ce qui de ces trois éléments est le plus mis en avant, tant ces registres se trouvent imbriqués, tressés les uns aux autres.
Tout se passe comme si le corps de ces femmes, le plus souvent alanguis comme des odalisques, se fondaient dans le décor et les arabesques du décor, disparaissaient sous les raffinements des tissus, ou, au contraire, surgissaient, tels des spectres, du fonds de l’architecture et des draperies. On pense alors au rapport inextricable et luxuriant du dessin et de la peinture chez Gustave Moreau, aux « transparences » d’un Francis Picabia faisant cohabiter et se chevaucher les registres iconographiques les plus dissemblables. On pense à Sigmar Polke jouant entre les dessus et les dessous de la peinture. La photographie n’est pas pour Majida Khattari du côté de l’enregistrement documentaire de la réalité, elle est utilisée comme un processus de transformation de la vision. Il y a de la rêverie dans ces images, une manière de transfiguration du réel. L’artiste retrouve ainsi l’esprit onirique et merveilleux des Mille et une Nuits, ce qui, en ces temps de régression généralisée, est une position éminemment politique.
Bernard Marcadé